PowerPoint, la rhétorique universelle

The Journal of the Medinge Group, vol. 1, no. 1, 2007

Pierre d’Huy
Experts Consulting
Professeur associé, Management Institute of Paris
p.dhuy@experts-consulting.com

Version PDF | English translation by Stanley Moss

Êtes-vous PowerPoint? Il faut du courage pour se lancer aujourd’hui dans une conférence sans la ressource du précieux logiciel de mise en écran des textes et des images (ou de ce qu’il faut en retenir). Mais cette pensée PowerPoint peut faire aussi quelques dégâts.

Dans la machine rhétorique, ce que l’on met au début, émergeant à peine d’une aphasie native, ce sont des matériaux bruts de raisonnement, des faits, un «sujet»; ce que l’on trouve à la ?n, c’est un discours complet, structuré, tout armé pour la persuasion› – Roland Barthes: ‹L’ancienne rhétorique›, Communications, n° 16, 1970, B.0.4, p. 197.

PowerPoint est un programme de Microsoft qui permet de concevoir des présentations électroniques sous forme de succession de diapositives. Ces diapositives peuvent contenir des images, du texte, des films, des tableaux de chiffres et toutes sortes d’infographies ou d’hyperliens. Cet assistant de présentation est utilisé massivement partout dans le monde par les hommes d’affaires et les étudiants. Microsoft estime à trente millions le nombre de présentations PowerPoint élaborées par jour dans le monde. Le succès du programme PowerPoint est si considérable qu’il ne peut être expliqué uniquement par la baisse récente du prix des projecteurs et des ordinateurs. Il constitue en soi un fait de société qui semble aller de soi. Ce type de succès inaperçu attire immanquablement l’œil du médiologue. Plutôt que de le relativiser, prenons le temps de le revitaliser. L’utilisation continue de PowerPoint, comme support de référence, construit, à la longue, une forme particulière de discours et modélise une certaine façon de penser, de démontrer, de convaincre. Depuis sa création, il y a vingt ans, PowerPoint poursuit discrètement un travail hégémonique de constitution de norme. Il y a fort à parier que bientôt les jeunes générations ne pourront plus envisager de s’exprimer à l’oral sans assistant de présentation. On observe à cet égard que PowerPoint est de plus en plus utilisé pour … les discours de mariage.

Plus inquiétant, elles pourraient ne plus pouvoir écouter un orateur s’exprimer sans PowerPoint. Face à la petite musique que produit la machine rhétorique, le discours classique pourrait leur devenir inaudible. PowerPoint permet de concevoir des présentations limpides, Steve Jobs en a fait une démonstration lors du lancement de l’Iphone au MacWorld 2007 de San Francisco.1 À la façon d’un pianiste qui maîtrise parfaitement l’indépendance des aides de sa main gauche et de sa main droite, il associe une projection simultanée de textes et d’images pour illustrer son propos. Grâce à PowerPoint, le confort d’écoute est maximum, et la compréhension est facilitée. PowerPoint permet aussi de manipuler son auditoire par l’utilisation de principe d’argumentation fondé sur l’effet plus que sur la preuve. Ainsi c’est sur la base d’un document PowerPoint que le Général américain Colin Powell présenta, le 7 février 2003, la confirmation de la présence d’armes de destruction massive en Irak au Conseil de Sécurité des Nations Unies (voir reproduction jointe de certaines diapositives utilisées).

Ainsi des effets pervers, soulevés par ses détracteurs, peuvent se résumer autour de cinq points majeurs:

  • problème d’utilisateur: si PowerPoint améliore les bons présentateurs, il rend toujours insupportable les médiocres. PowerPoint est un instrument professionnel multimédia complexe mis à disposition d’un grand public insuffisamment compétent;
  • problème de rédaction: rares sont les présentations PowerPoint qui jouent vraiment le jeu de la brièveté d’un instrument de type ‹support›. La plupart des présentations PowerPoint sont bavardes et laborieuses;
  • problème d’efficacité du principe de démonstration: à la logique de fluidité du discours classique s’oppose le principe haché de la successivité des diapositives PowerPoint. Souvent PowerPoint ânonne;
  • problème de manipulation: le principe de juxtaposition exonère le présentateur de la nécessité logique d’enchaînement de cause à effet du texte rédigé. Juxtaposer n’est pas démontrer. Souvent les syllogismes de démonstration des présentations PowerPoint sont faibles ou contestables. Mais ils sont délicats à réfuter parce que le présentateur peut à sa guise en escamoter les premières étapes. La pensée de son auditoire est sous le contrôle d’un rythme imposé et d’une lecture partielle;
  • problème d’utilisation: le support PowerPoint, qui a nécessairement vocation à être porté par un présentateur, est souvent envoyé par courriel, sans explications, comme document de référence. C’est un peu comme si on envoyait les accessoires d’un illusionniste et que l’on charge la personne qui les reçoit de reconstruire le numéro qu’il fait sur scène. Détourné de son statut de support de présentation, PowerPoint corrompt l’information qu’il est censé porter.

Pour toutes ces raisons, certaines personnes doutent de la réelle efficacité pédagogique de PowerPoint. Des associations américaines de parents d’élèves réclament l’interdiction de son utilisation dans les collèges et les lycées. Pour entrer plus dans le détail sur le point de vue de ses détracteurs, il suffit de se référer au très efficace ouvrage d’Edward Tufte2 et à toute une série d’articles comme celui du New York Times intitulé ‹Power Point vous rend idiots3 ou encore ‹Point de vue sur PowerPoint4 du Guardian.

Iraq: Failing to Disarm

Iraq: Failure to Disarm

PowerPoint, discours simultané
PowerPoint provient de l’univers Apple Macintosh, c’est-à-dire d’un monde qui a permis l’accès du grand public à l’informatique dans les années 80. Le monde d’Apple est celui de l’image, celui des créatifs et des graphistes. Le monde de ceux qui s’affranchissent de la tyrannie de la ligne horizontale parallèle des caractères mobiles d’imprimerie. Le monde de la flèche de la souris qui se promène librement sur l’écran et s’additionne à la barre clignotante des lettres du clavier. Le pinceau de Macintosh contre le caractère mobile et la machine Underwood. L’esprit libre du dessin peut s’envisager sur l’écran électronique. On songe à la liberté des Calligrammes de Guillaume Apollinaire et à la difficulté technique de leur reproduction.

PowerPoint multiplie l’arsenal des effets à disposition de l’orateur et ce faisant, superpose ses moyens. Les ‹effets› PowerPoint sont les nouvelles figures rhétoriques de notre temps. Les insertions d’images, vidéo-clip, schémas, graphiques, infographies, animations, illustrations par des images diverses sont comme les cousins numériques de la métaphore ou de la métonymie. Ce qui justifie qu’on le qualifie d’auto-content wizard, de magicien de contenu automatisé.

Richard Mayer, professeur de psychologie à l’université de Californie à Santa-Barbara, a étudié dans le détail une particularité humaine: posséder un système d’information séparé pour ce qui se voit et ce qui s’entend. Il a aussi constaté que s’adresser aux deux canaux simultanément, permet au public non seulement de comprendre mieux, mais de convaincre mieux. C’est l’effet ‹Double Canal›,5 élément clé de la mécanique de conviction PowerPoint.

Arrêtons-nous un instant sur un intéressant mélange de genres, puisque en PowerPoint, le visible se dédouble dans le lisible. PowerPoint crée ici un nouveau comportement: la lecture collective sur écran. Quelque chose qui se situe, pour reprendre les trois âges de Régis Debray,6 quelque part entre la graphosphère et la vidéosphère. Entre l’apparition et la publication puisque le texte est lu et vu, simultanément et collectivement. Ceci est peut-être une explication de son succès. PowerPoint joue sur les frontières. PowerPoint est une machine à réconcilier ce qui est écrit et ce qui doit être vu. L’image se rachète une conduite par le contrepoids du texte écrit et le texte s’allège, s’élève par l’image.

PowerPoint met en pages et conçoit des diapositives comprenant du texte, des images, des chiffres, des tableaux, simultanément. Le simultanéisme, propre aux surréalistes, que l’on trouve dans la Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France en 1913. Ce poème, illustré par des dessins de Sonia Delaunay, fut sous-titré, par Blaise Cendrars, Premier livre simultané. Pour bien communiquer, et convaincre, le logiciel PowerPoint a compris qu’il faut multiplier des dires en parallèle: voir une image-lire un texte-entendre un présentateur, tout cela simultanément. Les figures rhétoriques de PowerPoint s’effectuent dans les écarts entre les trois dimensions: l’image, le texte et la voix. Trois dires qui se synchronisent, se répètent, ou tout au contraire, se décalent, s’éloignent, se percutent.

PowerPoint, présentation ou représentation?
De simple support, le programme PowerPoint est en passe de devenir une langue. Une langue universelle utilisée par le monde professionnel, comme par le monde universitaire. Le discours y est soigneusement mis en scène. Y faire son cinéma, c’est le mot d’ordre. Toutes les salles de réunion de toutes les multinationales du monde sont aujourd’hui dotées d’un grand écran pour l’accueillir. Toute présentation s’y transforme invariablement en représentation. Chacun répète, construit, monte, chronomètre ses interventions. Si le médium c’est le message, alors avec PowerPoint tout est show business. À tel point que le discours devient plus important que l’émetteur et que l’on finit par confondre le projecteur et le présentateur.

De plus en plus de sites de presse proposent à leurs visiteurs des diaporamas en PowerPoint. Le Journal du Net, en partenariat avec l’AFP, propose ce type de diaporama pour comprendre l’économie en six cent soixante quinze images. Business Week conçoit un ‹Slide Show› sur la plupart de ses thématiques. Ces présentations sont auto-animées, elles se présentent comme une succession de diapositives. Elles constituent un intermédiaire entre la proposition d’articles rédigés et celle de courts sujets vidéo. Elles démontrent admirablement qu’un bon PowerPoint peut, en réalité, très bien se passer de présentateur. Ceci explique pourquoi le présentateur de PowerPoint est contraint à la théâtralisation. C’est parce qu’il se trouve souvent en porte-à-faux, en situation non pas de synergie, mais de compétition avec sa présentation PowerPoint. Face à un écran géant, il est poussé à en faire trop pour exister. Un simple propos devient alors une présentation; une hypothèse, une revendication. Le présentateur est entraîné, souvent à son corps défendant, à montrer, démontrer, même quand il n’y a rien à voir. Sans raison réelle, on s’emballe, on étale, on paillette le propos. C’est le reproche le plus grave que l’on peut faire à PowerPoint. PowerPoint n’aime pas les histoires, il tue la narration et la fait migrer, en la séquençant de façon inopportune, en discours de conviction.

PowerPoint: propriété de la parole
PowerPoint répond point par point à la description de la machine rhétorique de Barthes, il est défini par Microsoft comme ‹la forme de technologie de persuasion la plus aboutie›.7 Convaincre (fidem facere, de la Probatio) par ce que l’on dit et simultanément émouvoir (animos impellere) par ce que l’on voit. PowerPoint. C’est le retour d’un art de la persuasion qui n’a été laissé en jachère que depuis Napoléon III, époque des derniers traités rhétoriques d’importance, alors qu’il a constitué la colonne vertébrale de l’enseignement de toutes les classes dirigeantes depuis Athènes au cinquième siècle. La rhétorique est contemporaine de la Démocratie, c’est une langue conçue pour séduire les jurys populaires des procès. Ce n’est peut-être pas le fait du hasard que ce soient des Américains, grands amateurs d’affaires judiciaires, qui imaginent avec PowerPoint le premier principe d’une application informatique. Cette première rhétorique est décriée par Platon dans son Gorgias.8 Socrate y oppose le ‹faire croire› du rhéteur au ‹faire savoir› du philosophe. Calliclès lui répond que ‹la rhétorique n’a aucun besoin de savoir ce que sont les choses dont elle parle, simplement elle a découvert un procédé qui sert à convaincre›.

PowerPoint n’a pas pour objet la connaissance, mais la conviction. Loin de la recherche de la vérité par le dialogue et la réfutation de la maïeutique socratique, la rhétorique se contente de son statut de machine à convaincre. N’importe quel type d’assemblage de simples vraisemblables lui convient, à condition que cet objectif soit atteint. Barthes nous rappelle, dans son séminaire à l’École Pratique des Hautes Études, en 1964, que la rhétorique est aussi une pratique sociale, une technique privilégiée (puisqu’il faut payer pour l’acquérir) qui permet aux classes dirigeantes de s’assurer la propriété de la parole. Avec PowerPoint, c’est bien de cela qu’il s’agit, s’assurer la propriété de la parole. Grâce à une mise en forme de contenu, qui s’enseigne et s’apprend. Une pure technologie de persuasion au service de la conviction d’un auditoire. ‹Un «art» de la persuasion, ensemble de règles, de recettes, dont la mise en œuvre permet de convaincre l’auditeur du discours, même si ce dont on doit le persuader est faux.9

PowerPoint est enfin un enseignement. Ainsi parfois, lors de certains oraux d’épreuves universitaires, on se demande si l’oral n’est pas, tout d’abord, un exercice, une leçon de PowerPoint. Puisque la question n’est plus tant de faire des étudiants des hommes de métier, mais des bons rhéteurs. Gorgias s’explique à Socrate sur ce point: ‹Et quel que soit l’homme de métier que lui opposerait le débat, l’orateur persuaderait qu’on le choisisse lui plutôt que n’importe qui d’autre; car il n’y a pas de sujet sur lequel l’orateur ne parlerait de façon plus persuasive que n’importe quel homme de métier devant une foule. Tant est grande et belle la puissance de notre art›. La traduction contemporaine de cela pourrait être qu’il vaut mieux un bon PowerPoint présenté par un incompétent, qu’un discours d’expert. Ainsi, pour convaincre de l’urgence à lutter contre le réchauffement climatique, mieux vaut le PowerPoint d’Al Gore dans le documentaire Une vérité qui dérange de David Guggenheim que les discours des plus érudits climatologues.

PowerPoint: donner à voir, pour donner à penser
Ce serait un raccourci inexact de ne considérer le succès de PowerPoint que comme le triomphe d’un contenant sur un contenu. PowerPoint est souvent le support d’une rhétorique sophiste, manipulatrice. Le médiologue peut aussi y voir une reprise numérique d’une rhétorique plus aristotélicienne. Une rhétorique moins subjuguée par son propre pouvoir, une rhétorique plus au service du vrai et du beau. Il n’y a rien de surprenant à ce que la rhétorique PowerPoint soit lourdaude lorsqu’elle est mal utilisée. Bien sûr, on la voit venir, avec le côté irritant du contrôle du cheminement de la pensée de celui qui reste à convaincre … mais après tout la conviction du flux d’un texte bien rédigé vaut bien la persuasion de la juxtaposition adroite d’une présentation PowerPoint, pour peu que la cause soit juste.

On a vu un ministre des finances10 utiliser habilement une présentation PowerPoint comme une sorte de stock. Son discours brillant et libre fut simplement émaillé par de brusques zooms sur une diapositive ou une autre, au gré de ses échanges avec son auditoire. En reconvoquant les conditions d’un échange dialectique, en réinstaurant le dialogue avec son public à la façon des maïeuticiens, il revitalisa la fixité prévisible de son PowerPoint. L’image vint en support au verbe et l’on se dit que oui, peut-être, pour convaincre les jeunes générations et détourner leurs yeux habitués à virevolter d’un écran à l’autre, il fallait au moins cela. Un bon discours visuel, c’est-à-dire un discours qui construit un ‹point de vue›, un discours universel de conviction qui transcende les langues nationales. Parce qu’une image ne se traduit pas. PowerPoint est signe de son temps, américain en diable, il offre, à tous, la possibilité de faire son petit cinéma amateur, de concevoir des petites visions du monde illustrées. Et, même si cela se produit la plupart du temps de façon maladroite, même si sa puissance de conviction est parfois utilisée pour de mauvaises causes, il a du moins le mérite d’avoir compris qu’il faut donner à voir à notre monde contemporain, pour lui donner à penser.

Notes
1. Steve Jobs, à MacWorld 2007, San Francisco. Vidéo du discours disponible sur http://events.apple.com.edgesuite.net/j47d5200/event.
2. E. Tufte: The Cognitive Style of PowerPoint, 2e édition. Cheshire, Conn.: Graphics Press LLC, 2006.
3. E. Tufte: ‹PowerPoint makes you dumb›, The New York Times, 17e decembre 2003.
4. ‹Point of view on PowerPoint›, The Guardian.
5. ‹Dual channel›, dans R. E. Mayer: Multimedia Learning. Cambridge: Cambridge University Press 2001.
6. R. Debray: Cours de Médiologie générale. Paris: Gallimard 1991, rééd. coll. Folio essais. Paris: Gallimard 2001.
7. Platon: Gorgias.
8. An Inconvenient Truth, documentaire de David Guggenheim, 2006.
9. R. Barthes: ‹L’ancienne rhétorique›, Communications, n° 16, 1970, p. 197.
10. Il s’agit de Dominique Strauss-Kahn.
11. Wikipedia est un encyclopédie collaborative, www.wikipedia.com.

Pierre d’Huy est consultant International en Management de l’Innovation, Professeur associé au Management Institute of Paris, Enseignant au CELSA Sorbonne Paris IV. Dernier ouvrage paru L’Innovation Collective, Éditions Liaisons Sociales et à paraître en février 2007, L’Imagination Collective, Éditions Liaisons Sociales. Pierre d’Huy est consultant International en Management de l’Innovation, Professeur associé au Management Institute of Paris, Enseignant au CELSA Sorbonne Paris IV. Dernier ouvrage paru L’Innovation Collective, Éditions Liaisons Sociales et à paraître en février 2007, L’Imagination Collective, Éditions Liaisons Sociales.

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